Charlotte, bergère d’un jour

Avant de rejoindre son nouveau poste à la ville de Blanquefort, Charlotte Solana nous a glissé son récit d’une journée passée avec Suzanne Lefort, notre bergère, à Lormont-Carriet. Il est à son image, précis, sensible et généreux.

Récit d’une journée en compagnie de la bergère du parc des Coteaux – 9/09/2021 – par Charlotte Solana

 

6h50 : le réveil sonne, ça pique. Il est tôt. Mais Suzanne m’a prévenue, Carriet c’est fréquenté, et en plus, aujourd’hui, c’est une journée de démontage/montage de parc, il nous faut arriver tôt. Je m’extirpe du lit, enfile une tenue de terrain, engloutis un petit-déjeuner et monte dans la voiture.

8h : message de Suzanne « je serais en retard d’une bonne vingtaine de minutes vu les bouchons ». Ça tombe bien, je suis, comme à mon habitude, en retard moi aussi. Premières réflexions sur le métier de bergère en ville : se lever tôt, supporter les bouchons, alors même qu’on n’a qu’une envie, rejoindre le troupeau pour s’assurer que tout va bien et dénouer ce petit nœud à l’estomac.

8h10 : Arrivée à Cité Carriet. Je gare la voiture, descends, le nœud se serre un petit peu plus. Toutes les brebis vont-elles être là ? Que s’est-il passé dans la nuit ? Fut-elle paisible ou doit-on se préparer à gérer l’urgence ? Je prépare le téléphone au cas-où.

8h12 : J’arrive face aux brebis. Pas une pointe de stress chez elles. La nuit fut paisible. Je compte – 22 brebis. Tout le monde est là. Le nœud se détend. J’envoie un sms à Suzanne pour la prévenir que tout va bien – je sais bien que ce nœud elle l’a dès qu’elle n’est pas auprès de ses bêtes.

8h15 : J’observe. Carriet commence tout juste à se réveiller, mais les brebis, elles, sont déjà au boulot, elles pâturent. Elles ont remarqué ma présence, et au fur et à mesure, les unes après les autres, elles se rapprochent de la porte de l’enclos. Elles sont prêtes à partir, elles attendent le feu vert. Il va falloir attendre encore un peu les filles, Suzanne est encore dans les bouchons, et on a de la manutention avant de vous sortir ! Les moustiques, eux, sont déjà de sortie et s’en donnent à cœur joie.

8h25 : Suzanne arrive. Elle m’explique le déroulé de la journée : démonter les filets des jours précédents, les remonter sur un nouveau secteur, sortir les bêtes, démarrer la surveillance. J’ai mon sac sur le dos. « Tu veux le poser dans ma voiture ? » me demande Suzanne. « Ça ira, je vais le garder avec moi ».

8h35 : le démontage des filets commence. Objectif, sortir les piquets du sol et replier les pans de filets. « Occupe-toi de ce filet-là, me dit Suzanne, ce sera plus facile ». Je sors le premier piquet. J’en ai enlevé 4-5 que Suzanne attaque déjà son deuxième filet. Pas pratique le sac finalement pour s’accroupir, se relever, s’accroupir, forcer pour sortir le piquet, se relever… Je finis par le poser sur un coin d’herbe, en espérant que personne ne tombe dessus. Pendant que Suzanne remonte la pente pour continuer à replier ses filets, je me questionne : comment plie-t-on ces filets déjà ? Je me souviens vaguement qu’il y a une histoire de ficelle à faire passer dans les mailles. Bon on verra ça plus tard, je continue le démontage.

9h : Le démontage est terminé, nous revenons sur nos pas pour terminer les pliages que j’ai à moitié commencés et récupérer les filets pour les amener sur le nouveau secteur à pâturer. Le calme de l’endroit, la fraîcheur de la matinée, l’odeur de l’herbe mouillée, le chant des oiseaux, la vue de majestueux arbres et le corps en action – je me sens bien.

9h15 : On a encore du boulot avant de sortir les brebis : remonter le nouveau parc, installer les panneaux, brancher la batterie, amener de l’eau et enfin seulement déplacer le troupeau. Mais « On a le temps » me dit Suzanne.

9h20 : Nous remontons chercher les panneaux et les parpaings posés à leurs pieds qui servent à s’assurer qu’ils ne vacillent pas au premier coup de vent. Suzanne m’indique où les replacer – elle prend en compte la localisation des cheminements existants par rapport au nouveau parc, dans le but de couvrir au maximum les arrivées d’habitants.

9h30 : On se met en mouvement pour monter le prochain parc. Mais avant, Suzanne estime, à vue, le nombre de filets dont nous allons avoir besoin. On dépose les autres à côté du parc de nuit. « C’est bien, il a plu, les piquets vont être plus faciles à enfoncer ». C’est vrai par endroit et moins vrai sur d’autres. Le sol y est complétement tassé. Mais comment fait-elle, Suzanne ? J’avance avec lenteur, je n’ai pas la technique, c’est certain. Je relève la tête quelques instants pour souffler – la vue de là-haut est magnifique : la Garonne, la verdure, le port au loin.

10h15 : Emmanuel, de la ville de Lormont, appelle Suzanne. Il vient récupérer une claie (une sorte de barrière en bois qui pèse son poids) à installer dans le prochain parc sur lequel Suzanne amènera le troupeau dans quelques jours. Nous remontons avec celle-ci et la chargeons dans sa voiture et nous discutons quelques instants. Suzanne s’éclipse rapidement, elle a un rdv à 11h et les brebis doivent absolument être en place avant. Je reste quelques minutes de plus à discuter avec Emmanuel, puis percute qu’elle est en train de s’activer alors que je papote tranquillement. Je manque à tous mes devoirs d’aide-bergère.

10h35 : Je me dépêche de rejoindre Suzanne pour l’aider. Elle est en pleine action pour terminer de monter le parc. Elle me demande de gérer l’entrée du nouveau parc pour que le déplacement du troupeau puisse s’effectuer en toute sécurité.

10h36 : Je m’acharne tant bien que mal pour faire en sorte que les filets du nouveau parc et le parc de nuit se rejoignent pour faciliter la sortie des bêtes, tout en m’assurant qu’ils soient suffisamment tendus. Ce n’est pas une mince affaire, j’ai l’impression d’y passer des heures : je plante à une extrémité, tend, replante à l’autre extrémité, ça s’affaisse, je replante à la première extrémité, puis à la seconde et ainsi de suite. C’est clairement un savoir-faire et un bon sens que je n’ai pas encore.

10h45 : Nous sommes enfin prêtes à sortir les brebis. Suzanne les appelle, elles lèvent la tête et accourent, je n’ai même pas besoin de pousser les retardataires derrière, elles répondent au son de sa voix et à la douce musique alléchante du grain qui s’entrechoque sur les parois de la gamelle. Une fois que le troupeau est rentré dans le nouveau parc, je referme le filet et les voilà installées pour la journée.

10h50 : Suzanne pose la batterie au pied du filet, dans son champ de vision afin de garder un œil dessus, et voilà que la surveillance peut démarrer.

11h : Abderrahim, le rendez-vous de Suzanne arrive. Ils échangent sur la visite touristique qu’organise celui-ci, dans laquelle il intègre une rencontre avec Suzanne et son troupeau. Il restera quelques temps en notre compagnie, à échanger autour de sa visite, mais aussi et surtout de tout autre chose. Il partagera avec nous les premières réactions des habitants à la vue du troupeau, elles sont toutes ponctuées de surprise, mais aussi et surtout de sourires : de jeunes enfants émerveillés de voir des animaux ici, d’adolescents qui enlèveront un écouteur pour observer quelques secondes, d’adultes qui poseront leurs sacs de courses pour prendre une photo, de personnes âgées à qui cela rappelle de doux souvenirs. Quelques-uns s’arrêteront échanger quelques mots avec nous, d’autres se contenteront de nous glisser un sourire « c’est bien ce que vous faites », « c’est mieux comme cela ».

12h15 : Nous nous asseyons dans l’herbe, au pied du filet, pour déjeuner. Suzanne se place face à celui-ci pour garder le troupeau dans le viseur. Je sors ma gamelle préparée la veille et Suzanne nous découpe des tranches de melon. Abderrahim est toujours-là et les habitants continuent de passer. Les échanges et la surveillance ne prennent pas de pause-déjeuner.

13h : Suzanne continue toujours et encore à rappeler à l’ordre les maîtres qui ne tiendraient pas leurs chiens en laisse. Sur ce parc, pas d’altercation importante, dans l’ensemble, les gens comprennent et attachent leurs chiens.

13h10 : Abderrahim nous quitte et repart à ses activités. Une famille entière sort de l’immeuble pour se placer face au troupeau et discuter. Le doyen, perché sur son déambulateur, risque quelques pas sur la pelouse pour s’approcher au plus près du filet. « Il ne sort presque jamais », nous glisse sa fille, « mais aujourd’hui, il vous a vu par la fenêtre et il avait vraiment envie de venir ! ».

14h : Des échanges de paroles quasiment constants, en passant d’un interlocuteur à un autre, une écoute à apporter, des répliques à tenir, le tout debout, mon cerveau demande une pause et mon dos tout autant.

14h30 : Comment vider sa vessie dans un lieu ouvert où il n’y a pas de toilettes ? En marchant quelques centaines de mètres dans les hautes herbes et en s’accroupissant face à des maisons, que j’ai jugées pas occupées à cette heure-là. On aura connu mieux.

14h45 : Il se met à pleuvoir. Nous nous abritons sous un arbre, à proximité du chemin et avec le troupeau en vue. La fréquentation se calme. Suzanne et moi nous accordons quelques échanges sur nos vies et quelques rires – c’est ce qui ressemblera le plus à une pause dans cette journée.

15h15 : Suzanne attrape son carnet, son agenda et en profite pour passer des coups de fils, envoyer des sms, prendre des rdv pour préparer sa prochaine étape d’itinérance.

15h30 : Nous attendons, rien ne se passe. Calme et pluie, calme et silence, mais toujours surveillance. Suzanne en profite pour observer le comportement des bêtes : « Comment va la petite noire qui avait un coup de mou ces derniers jours ? Elle a l’air d’avoir retrouvé un peu la forme, elle a de l’appétit ! » « Et le bélier, lui, continue-t-il à saillir ? On dirait bien que oui ! C’est bon signe pour les naissances dans l’hiver ».

16h : Tout est toujours calme, nous restons au pied de notre arbre, plus ou moins abritées des quelques gouttes qui tombent.

16h30 : C’est l’heure de la sortie du collège. Des groupes de jeunes adolescents lancent les paris sur qui osera poser ses doigts sur le filet électrifié. Suzanne leur explique le fonctionnement de celui-ci et leur donnera la technique pour ne pas se prendre de coup de jus.

16h45 : Un homme s’arrête pour nous demander si les bêtes se vendent. Suzanne lui répond que non, car il s’agit d’une espèce en voie d’extinction et que le projet a vocation à préserver cette race. Il nous raconte qu’il est berger lui aussi. Il a des bêtes en Charente, où il se rend tous les weekends. Il est heureux de voir des animaux ici aussi.

17h : Un autre homme s’arrête pour nous dire, comme quelques habitants nous l’ont déjà partagé plus tôt, qu’il y a eu pendant quelques années des brebis ici, mais qu’on a dû les enlever car des enfants leur avaient jeté des cailloux. « Mais ça se passe bien ici, l’ambiance est familiale », c’est bien le sentiment que nous avons depuis que la journée a démarré – Carriet donne l’impression d’un quartier paisible.

17h45 : Amid s’arrête, nous interroge sur le projet, curieux et intéressé. Il nous partage des photos de la race de brebis qu’il tue pour l’Aïd chez lui, au Maroc. Quelques minutes d’échanges se transforment en quelques heures et il nous racontera son histoire, nous partagera son envie d’avoir une ferme dans son pays, ses opinions politiques et son chemin spirituel. De riches discussions avec une personne atypique, qu’on sent très heureux de pouvoir partager.

19h15 : Amid est toujours-là et discute avec Suzanne. Je me demande quand est-ce qu’on va plier bagage, ma tête est remplie des milliers de mots échangés aujourd’hui.

19h30 : « Il va pleuvoir dans 20 minutes » nous dit Suzanne en regardant les nuages. Nous la regardons, interrogatifs et quelque peu moqueurs. Mais elle aura raison. Amid propose de nous amener le thé à la menthe, mais nous déclinons poliment, il se fait tard.

19h40 : « On y va ? » me demande Suzanne. J’acquiesce, soulagée.

19h45 : Nous récupérons la batterie, ouvrons les filets et l’entrée du parc de nuit, Suzanne appelle les bêtes et les fait rentrer dans le parc fixe. Nous refermons la clôture et posons le cadenas au moment où l’averse se déclenche. Nous nous quittons sous des trombes d’eau et courrons jusqu’à nos voitures, sans réussir à échapper aux gouttes de pluie qui tombent.

20h10 : J’arrive enfin chez moi, la journée se termine. Il est temps de préparer le dîner.

 

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